Article in LaCroix (France)

Friedemann Derschmidt, les silences nazis en héritage

EUROPE, HISTOIRE ET OUBLI (2/4) – Après avoir exploré le passé nazi de sa famille, ce cinéaste et artiste en est convaincu, une idéologie passée sous silence peut être transmise sous des formes modifiées au fil des générations.

Friedemann Derschmidt.

ZOOM

Friedemann Derschmidt. / Stefan Fuertbauer pour La Croix

Il est des silences assourdissants à réveiller les morts. Des secrets enfouis qui poussent à fouiller le passé, avec l’appréhension de trouver quelque chose de terrible. Friedemann Derschmidt fait partie de ces gens qui ont voulu connaître la vérité sur leur famille. Ce petit caillou dans la chaussure qui empêche de marcher, le Viennois né en 1967 à Salzbourg l’a ressenti très tôt, dès l’âge de 8-9 ans. Pourquoi y avait-il des photographies manquantes, dans l’arbre généalogique de sa famille ? Pourquoi certaines images des enfants, dans les archives, étaient-elles de type anthropométrique, de profil et de face ? Toutes ces questions sont restées sans réponse jusqu’à ses 21 ans, alors qu’il était étudiant en arts appliqués. Sa grand-tante lui a demandé de lui rendre visite, et de bien enregistrer ce qu’elle allait lui révéler.

Les portraits manquants sur l’arbre généalogique, celui de son grand-père comme celles d’autres membres avaient été arrachés : les hommes y posaient en uniforme nazi. Quant aux clichés de mesures scientifiques, ils étaient l’œuvre de son arrière-grand-père, le docteur de médecine Heinrich Reichel, théoricien de « l’hygiène raciale » qui exerça pendant l’entre-deux-guerres, préparant les esprits à l’idéologie du IIIe Reich. Il est connu pour avoir imposé la stérilisation aux malades mentaux et aux criminels.

« La question est restée entière dans les familles, où c’est très dur d’en parler »

« Si ma tante a voulu parler, elle qui était née en 1925 dans la machine de propagande des Jeunesses hitlériennes, c’est qu’elle a senti que quelque chose revenait », souligne-t-il. Au début des années 1990, la reconnaissance de la responsabilité de l’Autriche dans la Shoah (lire les repères) s’est accompagnée de la montée du parti néonazi FPÖ. Cette formation politique est aujourd’hui au pouvoir aux côtés du jeune chancelier conservateur Sebastian Kurz, même si les autorités n’entretiennent plus d’ambiguïté sur la participation de l’État à l’extermination des juifs. « Le travail de mémoire a été fait à l’école, dans les institutions, mais la question est restée entière dans les familles, où c’est très dur d’en parler », regrette Friedemann Derschmidt.

La sienne, de famille, a de nombreuses ramifications. Le docteur Heinrich Reichel a eu 9 enfants, et 80 petits-enfants. On compte 300 personnes en tout si on ajoute la descendance de ses trois frères. « Mon arrière-grand-père expérimentait sur sa propre famille. Il a développé l’idée qu’on pouvait sélectionner la race humaine comme on élève le bétail, pour la rendre plus efficace, plus intelligente, plus résistante aux parasites… Le nazisme et la Shoah ne sont pas des accidents : c’est la résultante des règles forgées avant-guerre. »

Ce n’est que bien plus tard, en tant qu’enseignant-chercheur à l’Académie des beaux-arts de Vienne, au laboratoire de recherche en cinéma et télévision, qu’il a entamé un travail fouillé sur ses ancêtres. Friedemann Derschmidt s’y est pris méthodiquement. Tout en se plongeant dans les archives familiales, il a lancé un blog interne à sa famille dénommé « Complexe Reichel », pour libérer la parole. Une vraie déclaration de guerre pour ceux qui trouvaient bien des commodités dans le silence. Un cousin de son père a ainsi lancé un appel au boycott de la démarche, estimant que son père et son oncle, membres du parti nazi, n’avaient fait qu’accomplir le « devoir du soldat » qui est la « défense de la patrie ».

« L’idée était de révéler le fossé qui sépare nos mémoires et nos souffrances »

De ses investigations, l’artiste a tiré un ouvrage en 2015 (1), qu’il a dédicacé à sa fille de 16 ans aujourd’hui. « Elle est venue avec moi en Israël, elle est sans doute l’une des rares enfants de sa génération à avoir rencontré autant de survivants de l’holocauste », se félicite le cinquantenaire. L’épais livre illustré réunit 14 contributions de proches. « Il a fallu que je borde tout sur le plan scientifique, pour m’éviter des poursuites judiciaires », commente l’auteur. L’ouvrage est ainsi complété de la collaboration de trois universitaires autrichiens (Wolfgang Freidl, Margit Reiter, Klaus Schönberger). Il comporte aussi la participation d’un Israélien d’origine autrichienne, Shimon Lev, fils du seul survivant d’une famille juive. Lui aussi a entamé un travail de recherche sur sa famille. Par la suite, les deux artistes ont mis en parallèle leurs travaux dans des installations vidéo. « L’idée était de révéler le fossé qui sépare nos mémoires et nos souffrances. Moi avec la multitude de documents que j’avais amassés, lui avec les rares traces qu’il a pu retrouver. »

Friedemann Derschmidt./Stefan Fuertbauer pour La Croix

Friedemann Derschmidt. / Stefan Fuertbauer pour La Croix

Parmi ses ascendants, Friedemann Derschmidt compte Gerardo Reichel-Dolmatoff, illustre père de l’anthropologie et de l’ethnologie en Colombie, mort en 1994. Ce n’est que tardivement, en 2012, lors du 54e Congrès des américanistes à Vienne, que la vérité sur son passé a été révélée. L’homme a été impliqué dans les Jeunesses hitlériennes, jusqu’à devenir garde du corps personnel du Führer et formateur dans le camp de concentration de Dachau. Ce fut un séisme dans le monde scientifique. « Cet homme qui a eu le droit à son portrait sur des timbres en Colombie était un nazi qui a activement participé à des tueries. Cela remet en question les fondements de tout un pan des sciences sociales dans ce pays », souligne Friedemann Derschmidt.

Le vidéaste voudrait montrer qu’une partie de l’idéologie du national-socialisme est toujours présente. « Je vois un peu partout des lignes rouges à ne pas franchir, dans ce monde moderne qui continue à faire l’éloge du muscle, de la performance et de la minceur, et dans lequel les possibilités de manipulation génétique sont devenues une réalité. » L’enseignant-chercheur, par exemple, ne perçoit pas une salle de fitness comme les autres, lui qui a dans ses archives familiales des images des premiers tapis roulant de course, couplés à des masques pour calculer le souffle des cobayes humains. Spécialiste de la communication non-verbale, il se méfie de certains gestes de gymnastique transmis d’une génération à l’autre, et que l’on retrouve à l’identique dans la statuaire du IIIe Reich. « Je ne crois pas au retour du nazisme. Je crois en revanche que l’on peut très facilement réactiver des ressorts profondément ancrés dans la tête des gens », avertit-il. Longtemps, il a lutté contre ce culte du corps parfait. « Je bois, je fume, on ne peut pas dire que j’ai eu une vie saine, admet-il, en ayant conscience de ses excès.Peu à peu, j’apprends à me battre contre mon héritage sans pour autant me faire de mal à cause de lui. »

Le concept du « petit-déjeuner permanent »

Certains critiques lui ont fait remarquer qu’il répétait le schéma de son arrière-grand-père, alors que lui aussi conçoit sa famille comme un laboratoire d’expérimentations, même si les finalités n’ont bien sûr rien à voir. Une ambiguïté que Friedemann Derschmidt reconnaît volontiers. « On ne peut jamais se réinventer complétement. On n’échappe jamais à son passé familial », concède-t-il.

80 ans après l’Anschluss, l’Autriche face à son passé

L’artiste considère néanmoins que les processus de transmission peuvent être inventés. Ainsi a-t-il créé en 1996 le concept du « petit-déjeuner permanent » : une personne lance une invitation à petit-déjeuner dans un lieu public à 4 personnes, qui s’engagent à en faire de même le lendemain. Suivant cette règle qui fait boule de neige, 1,6 million de personnes peuvent être concernées en seulement dix jours. « C’est une autre façon de fabriquer de la mémoire collective », explique le vidéaste qui collecte les histoires entendues lors de ces repas matinaux. Selon lui, c’est une méthode de propagation « synoptique », qui s’apparente à la façon dont se sont diffusées les Évangiles. « En 25 ans, le phénomène s’est répandu dans 40 pays, il n’a plus besoin de moi », jubile-t-il. Jusqu’à présent, l’initiative conviviale n’a fait de mal à personne, bien au contraire.

Jean-Baptiste François, envoyé spécial à Vienne (Autriche)

(1) Sag Du es Deinem Kinde ! National-sozialismus in der eigenen Familie (« Dites-le à votre enfant  ! Le national-socialisme dans votre propre famille »), 336 p., 29,80 €, 2015.